Taïga, la splendeur perdue des nomades

 « Allô! Tu m’entends ? Allô ? Comment ? Vous n’êtes toujours pas partis? Le 24… ? » Biiiiip . La ligne est coupée. Nous sommes au cœur de la Mongolie, à quelques milliers de mètres d’altitude. L’homme accroupi lâche un juron, car le téléphone qu’il tient entre les genoux vient de rendre l’âme. Les préparatifs pour la migration d’hiver sont terminés et le départ s’approche. Le fusil en bandoulière, il se retourne et prend le chemin de la crête, laissant derrière lui l’antenne solitaire qui le lie aux quelques familles éparpillées dans la région. Sa silhouette disparaît de l’écran et le regard du spectateur se perd dans la steppe.

Taïga

Les premières images de Taïga plongent d’emblée le spectateur dans un univers d’une force esthétique incomparable ; celui des derniers nomades mongols. Ce film de 52 minutes a été projeté hier soir dans la sélection grand reportage et investigation. La démarche du réalisateur et le rendu final sont pourtant ceux d’un documentariste. Hamid Sardar a passé plusieurs saisons dans la vallée de Darhat, en compagnie de Purevjav, le doyen, et de sa famille. Il a mangé et dormi avec eux, partageant leur intimité dans tous les aspects du quotidien. On retrouve bien sûr les cheveux mongols, petits et solides, les habits traditionnels en cuir de chèvre, l’atmosphère feutrée et si particulière des yourtes et toutes ces images qui viennent d’emblée à l’esprit en pensant à ces nomades. Mais Taïga offre bien plus au spectateur que le plaisir de confirmer ses fantasmes et son désir d’exotisme.

« Je voulais faire un film sans commentaire »

Hamid Sardar a réalisé le film avec un Canon et un micro Zoom. La simplicité du dispositif lui accorde une réelle liberté de mouvement, qu’on imagine essentielle pour filmer une famille nomade. Rien ne semble échapper au regard du documentariste et à son incroyable talent de cadreur. On se retrouve à l’aube, tapi sous un vieux camion datant de l’ère soviétique, à observer un jeune homme décongeler le moteur en y mettant le feu. On écoute, blotti dans la moiteur des tapis en laine, Purevjav raconter comment, à ses vingt ans, il a enlevé sa femme; et on se surprend à attendre plus de détails. On s’amuse à reconnaître dans les mots de quinquagénaire un refrain si familier : « Les jeunes de nos jours ne connaissent pas la valeur du travail. Ils veulent tous aller en ville et cherchent l’argent facile ».

Une amitié au cœur des steppes

« Pour faire un bon documentaire, il faut avoir de l’intuition », explique Sarsar. Ce n’est pas le sujet qui compte mais la personne qui le fait vivre. Trouver le bon interlocuteur au bon moment, quelqu’un qui soit prêt à se livrer entièrement devant une caméra ; c’est à la fois simple et extrêmement rare. Regarder un documentaire, c’est se voir offrir l’amitié de deux étrangers. Et celle de ces deux hommes, Purevjav et Sarsar, imprègne chaque séquence du film. Elle est présente lorsque Purevjav s’affiche en imitant le vol des cygnes, l’emblème de la tribu ; et lorsqu’il se prosterne face à eux pour leur demander d’ouvrir la marche (les Darhat suivent la migration des signes). On est touché par le langage corporel de cet homme, pour sa part d’innocence, de puérilité ; par cette gestuelle chamanique d’un autre âge. L’amitié, elle est aussi présente lorsque Purevjav nous confie un cauchemar, les larmes aux yeux. Il se réveille un matin et réalise que tout à disparu. La steppe, la yourte, les chèvres, ses enfants, sa femme, les loups…

Le combat des derniers nomades

Purevjav sent qu’il fait partie des derniers nomades, et que son mode de vie ancestral est condamné à disparaître. Le choc générationnel est prégnant à chaque instant dans le récit. Son fils rêve de trouver un emploi dans une scierie tenue par des Chinois. Lui, rêve de devenir un « Minghun Manchou », un titre prestigieux qui fait l’honneur des meilleurs caravaniers. Il fut un temps où c’était la consécration d’une vie pour un nomade mongole. Mais l’hiver de 2013 a été rude, et la moitié du cheptel a été décimé par le froid et les loups. Ces chasseurs hors pairs, affamés par le manque de gibier, s’attaquent de plus en plus au troupeau. Cherchant à compenser ces pertes, Purevjav fini par capturer deux louveteaux, qu’il cherche à revendre en ville. Débute un alors un duel sanglant entre le nomade et la louve des petits, où l’ont ne sait plus différencier le prédateur de la proie. Le nomade a appris par son père à appeler les loups. Les images où l’on entend ces deux êtres se chercher dans la steppe et s’appeler mutuellement sont irréelles. Purevjav remporte la victoire, mais c’est la mort dans l’âme qu’il ramène la dépouille de cet ennemi qu’il refusait à appeler « loup » par respect. La langue devient un talisman et Purevjav fait le vœux d’offrir son corps aux loups lorsqu’il quittera ce monde. On réalise à cet instant que le nomade se sent plus proche de cette créature sauvage que de l’Homme. « Les loups à quatre pâtes sont dangereux, dit-il, mais ceux à deux pâtes le sont encore plus. ».

Hamid Sardar considère que le talent d’un documentariste tient beaucoup à l’instinct. En consacrant son film à cet homme légendaire, il a fait preuve d’une grande intuition. Son talent de cinéaste a fait le reste.

 

 

 

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